Le double envahit la littérature européenne à la fin du XVIIIe siècle, faisant suite aux jumeaux et aux sosies immémoriaux qui structurent les mythes et s'ébattent sur la scène de nos théâtres. Accompagnateur des Lumières du siècle, il se rit de nos certitudes en même temps qu'il annonce et prépare, en enfant perdu des profondeurs du moi, les découvertes de la psychanalyse. Le double, sous des formes multiples, remplit les deux derniers siècles, et sa mort périodiquement annoncée se fait attendre. L'original et son double échangent leur place, leur statut et leur fonction : le sujet s'exténue devant son ombre, l'original se comporte comme le double de son double. Fantôme aliénant, le double, s'il n'existe pas, peuple nos songes et nos craintes, sinon nos désirs, il est notre complice et notre agent, ce fantasme de notre liberté. Nabokov a tenté d'exterminer le double, mais celui-ci a la vie dure : n'existant pas, il échappe à la mise à mort car, s'il convient de se déprendre du double, pour vivre, s'il faut écrire contre le double, celui-ci reste de nos jours le moyen par lequel l'homme imagine l'homme.